Le dessin en mouvement

 

La pratique du dessin comme accès à la réalité.

 

Amorce du travail de conception, on décèle une sorte de dessin pensant, où l’expérience du site passe aussi par sa représentation. Les croquis, comme les esquisses sur calque sont souvent faits pour mieux regarder. 

Ainsi, ce dessin est une façon de re-créer le site, de l’englober, de le penser dans son ensemble et d’accéder physiquement à sa complexité.

Il s’agit par là de se mesurer avec…, et sentir qu’avant d’être artistes, paysagistes ou architectes nous sommes avant tout des femmes et des hommes qui se mesurent à un environnement, en testant nos limites au même titre qu’un enfant de 2-3 ans cherchant ses limites dans son environnement affectif et spatial. Dans ce processus, les échelles changent et la conscience d’autrui aussi.

 

 

Accession pour la compréhension du Monde.

 

C’est un monde vivant, où nous agissons tous, conduisant à son évolution, nous en cherchons l’instantané alors que nous réalisons souvent avec latence les conséquences de nos actes, devenus dramatiques avec l’accélération du progrès.

La compréhension objective reste souvent celle d’un système passé. À ce système insaisissable, ou rêve d’un monde, il faut comprendre notre désir d’en saisir une matérialité. Cette tentative conditionne et conduit à la notion de paysage. Le paysage est volatile, mais le projet de paysage représente un acte réel, lorsqu’il devient acte organisationnel. C’est pourquoi dans les analyses, l’acte de dessiner prend une signification toute particulière lorsqu’il est donné comme outil d’accession et plus seulement comme représentation.

On l’observe fortement chez les artistes (du moins les diplômés ou diplômables des beaux-arts qua j’ai pu rencontré), parce que leur acte de représentation semble plus assumé que chez les paysagistes. Cela les engage à basculer, dans une pratique que l’on peut qualifier d’hypercontextualiste, en une relation intense avec les éléments. C’est un discours dans cette tentative d’alliance au monde, où dessiner est une attitude pour faire corps avec la nature.

On ressent dans l’expression de l’individu le désir de représenter l’autour avant tout, où l’artiste semble comme investi de la mission de décrire le monde, d’en donner sa vision, et de manière assumée, au travers du filtre de sa perception personnelle. On voit par là l’unicité de la personne s’exprimer par l’unicité du dessin, comme cela le pourrait être par l’écriture. Le dessin permet alors un positionnement avant toute conception, et toute sur-représentation mené avec un autre médium.

 

 

Le dessin comme condition de Paysage.

 

La pratique analytique et descriptive induite par le dessin conduit le paysagiste à regarder en s’impliquant. Il faut voir à travers cela comme une manière déconstruire ou déstructurer un contexte, dans le dessein de lui fournir de quoi se re-construire avec harmonie. C’est par la lecture de proportions et de mesures et donc en décodant une structure que l’observateur se projette avant de projeter pour l’autre.

Mais suffit-il de décoder, pour maîtrisez le devenir du sujet ? n’est-ce pas plutôt dessiner comme « chercher à… » ou « tendre à… » ? Comprendre un parcours afin d’en saisir un nouveau, et conduire de nouvelles dynamiques de paysage.

 

J’entends dessiner comme voir, mais aussi comme sentir ou toucher, ou encore écouter. Par l’acte de dessiner, la personne peut chercher à retranscrire ce qu’elle voit et se confronte alors à un système in visu. Mais ici, c’est aussi dessiner in situ ; On peut aussi réaliser des croquis sans l’intérêt final d’obtenir un rendu, en assumant un aspect expérimental. Nous oublions l’image, pour entendre la confrontation avec un système, une organisation, pour devenir la transcription d’un lieu en ce lieu.

 

En quoi serait-il plus pertinent que ce la piège à lumière qu’est la prise de vue photographique ? L’appareil photographique attrape une réalité physique, l’homme a une prise sur ce fonctionnement par le déclenchement, et il lui suffit d’un geste et de quelques réglages. Le moment et le choix du motif est une autre chose, mais ce n’est pas de cela dont il est à parler, bien qu’il soit en commun avec la prise de vue dessinée. Ici, il s’agit du geste, et surtout du temps du geste, un mouvement qui au fur et à mesure quête une réalité. C’est aussi le retour du geste, soit le fil du geste qui compose sur la feuille, comparable à un électrocardiogramme nous faisons inconsciemment corps avec le lieu, nous sommes loin de la radiographie.

Le dessin implique un temps de l’observation, un temps de la traduction et un temps de la transformation, il n’est rien de l’instantané qui fait de nous un voyeur et non un regardeur.

Certains oeuvres artistiques montrent que l’on peut bien dessiner par la vidéo, mais aussi par la photographie.

Il est affaire de pratique et non d’outil, on peut pour cela se référer au travail du photographe d’architecture Julius Shulman, qui a immortalisé les Case Study Houses (Case Study House Program) dans les années 50 et 60 aux Etats-Unis :

 

«Je dis à mes étudiants d’arrêter de faire click click click, de regarder autour d’eux, d’écouter. Leur appareil clique pendant que je parle ; vous ne trouvez pas que c’est grossier Quelle serait leur composition, s’ils n’avaient qu’une image pour tout raconter ? (…)Un médecin ne vous opère pas sans avoir passé du temps à faire son diagnostic, à faire des analyses de sang, à examiner la couleur de vos yeux. Je dois apprendre à ces gens à se comporter comme des êtres humains ! L’appareil est ce qu’il y a de moins important chez un photographe !» ( n°353 L’architecture d’aujourd’hui, p.55, Les Case Study House. Les Architectes et le photographe : le cas SCHULMAN)

Le photographe comme un peintre en son époque a saisi un motif d’une façon à transcender ces architectures relativement banales nées d’ingénieux processus de préfabrication.

 

Nous pourrions filmer 3 personnes en train de dessiner la même vue, nous y verrions trois façons différentes de diriger le tracé :

Pourquoi la première détoure t’elle le front arboré, alors que l’autre « s’attarde » sur l’ossature des arbres et que la dernière cherche plutôt à en retranscrire la valeur lumineuse ?

Par rapport à une réalité, le mouvement, guidé par le regard, scrute une organisation, il y lit une architecture. Nicolas Grimaldi, philosophe, dit du paysage qu’il a un langage, « Ce langage n’est autre qu’une métaphore et la réitération du nôtre, beauté de la nature empruntée » (colloque « mort du paysage ? »). L’homme se projette, mais surtout il y quête le reflet possible de son être au monde.

C’est le « chercher à » qui permet ce rapport au lieu, car le paysage demande cette démarche participative de l’homme. Rappelons qu’il est un concept né de l’homme pour exprimer son rapport au monde. Son geste, et donc son dessin, est la prise de conscience de l’homme face à un lieu.

Car la démarche artistique peut conduire à utiliser toutes formes de médiums, parlons à présent des autres sens pour saisir ce défilé du ressenti à l’œuvre.

Voyons pour l’ouïe, un enregistrement sonore de la plus haute qualité qui soit ne permettra pas cette confrontation au monde présenté précédemment. Comme pour le geste manuel, nous pouvons dessiner avec l’ouïe par simple reproduction. Excepté que tout le monde n’est peut-être pas capable de reproduire avec fidélité ce que l’on entend ( » dessiner » correspond à l’écoute, et à la tentative de le reproduire), sauf que tenter de reproduire ce que l’homme entend est une prise de conscience normale. Pratique non dénuée de sens, la tentative est la possibilité de se mesurer à la nature, par la reproduction. Ensuite l’homme existe avec ses moyens, par la force des choses, il en vient à créer ses outils. Les instruments de musiques symbolisent en cela cet -être au monde- d’un homme à l’écoute, cherchant à agir. Action qui peut-être de l’ordre du composé avec ou du composé dans.

 

De façon analogue l’homme peut-il dessiner un monde du toucher ou un monde de l’odeur ? s’il le peut, cela fait de lui un être du sens, en réception et en implication. En tant qu’être réceptif, il devient un être motivé et donc un être engagé.

Le rapport à l’art est primordial, il est questionné pour chaque sens, lorsque l’homme va du simple mime à l’engagement. Pour l’ouïe, une imitation sous forme de gémissements le mènera peut-être au fil de différentes épreuves à la composition musicale que l’on considérera un jour comme œuvre d’art.

Avec l’odorat, ce sera nommer et imiter sommairement jusqu’à un jour conduire vers un parfum. Avec le goût, on cherchera à imiter des saveurs, à substituer des aliments par d’autres, à aiguiser son expérience et l’orienter vers des plats faisant représentation commune. Par le toucher, je teste le réel, j’apprécie les textures jusqu’à les désirer, à cela, modeler, tailler, creuser sont les actions qui par la motivation mèneront peut-être à se tourner vers la sculpture, et à faire œuvre universelle.

 

Hors il semble bien aujourd’hui y avoir une déréalisation par les représentations : lorsque nous piégeons l’image nous croyons détenir la matière. D’ailleurs, ne dit-on pas en rentrant de vacances : « j’ai fait le Cambodge » en voulant dire j’ai fait un voyage au Cambodge où j’y ai vu du pays.

Une phrase de Michel Corajoud parle très bien de ce rapport aliénant à l’image, lorsque nous nous portons à la notion de paysage.

« La difficulté actuelle d’éclaircir le concept de paysage n’est pas sans rapport avec une libération progressive et vraisemblablement illusoire des contingences territoriales. La terre n’est plus l’unique fond de nos nécessités et nous sommes rentrés dans le théâtre des signes et des images en ne sachant plus comment rejoindre la consistance du monde. La réalité sensible s’efface derrière l’écran de nos représentations ».

 

Pour parler du rapport entre cette notion de paysage et celle de l’art, ou plutôt du projet de paysage avec la démarche artistique, il faut être sensible à une implication (ou un hypercontextualisme) des travaux des étudiants en Beaux arts. ;

Comme deux dynamiques, ces notions questionnent le rapport de l’homme au monde, tout en s’influençant réciproquement.

Auparavant le fait « de chercher à » ou « de tendre à » nous engageait avec simplicité dans une ouverture au monde, alors qu’aujourd’hui par le progrès technique découlant d’une grande ouverture au monde, nous nous engageons dans son affranchissement et peut être dans son abandon. Hors comme Hans Jonas l’énonce au sein de son ouvrage sur « le principe responsabilité », il nous guide à travers l’explication d’un monde unique et abîmé, où l’homme, tendu vers un élan moderniste, se responsabilise avec la catastrophe déjà passée.

Mais il s’oriente vers un fait qui doit être une éthique, la conscience d’avoir à laisser une réalité aux générations futures, et donc de nous poser à tous, cette question : peut-on jeter le bébé avec l’eau du bain ?

La participation et la confrontation sont des conditions nécessaires à l’apparition du paysage. Le dessin semble en être leur langue.

 

H.Receveur – Lyon,  Octobre 2004