Mesure et dé-mesure du paysage
Le défi mécaniste de l’homme qui cherchait à dominer la nature a atteint des proportions inimaginables ou plutôt des non-proportions, puisque semble engagé un grand mouvement industriel sans objectif prévisible ou mesurable. Engagée, dès que le seuil entre mesure et démesure fut passé, la ville-machine s’est trouvé portée par le rythme de la ville accélérée. Dans l’accélération, l’homme a créé des procédés industriels dont il a été lui-même dépossédé.
Toute entière constituée de fonctionnements automatiques, la ville moderne est devenue un organisme post-mécanique ingérable. Un urbain généralisé où plus de 80% des constructions se font sans architectes. La ville, nommé ici paysage urbain est l’affrontement de cette dynamique et de celle de la nature. Nous verrons comment le basculement prit place au XVIIIème siècle, à partir du moment où fut pensée la machine qui imposerait à l’homme le rythme d’un progrès sans fin (siècle des lumières). Le devenir-machine est alors possible car dissimulé sous une fascination hypnotique, reposant la question du rôle actuel de l’image en aménagement. Ici je propose de la redécouvrir à travers deux périodes, avec l’art de la peinture du XVIIIème siècle ou à travers la terreur monumentalisée du régime nazi.
NOTE : Ce texte est la première partie d’une rédaction en 3 phases qui reviendrait à montrer comment l’homme dans son rapport au monde a pu s’en detacher par des processus de détachement, d’anonymat et d’industrialisation, et que par des manières de “dé-Krypter” le monde actuel il possède les clés de sa re-mesure.
La mort du paysage et le sublime
Je vais développer ici, ce qui me semble un basculement conceptuel majeur dans la question du paysage et qui s’est ainsi effectué dans l’observation de la nature au XVIIIe siècle. Cette observation fut une des clés de pensées théoriques parfois contradictoires et pourtant constitutives du siècle des lumières. Il faut pour cela se reporter à l’analyse de Patrick Lhot concernant la peinture de paysage au XVIIIe siècle. Dans son travail (Peinture de paysage et esthétique de la démesure : XVIIIe siècle et début XIXe siècle, éd.l’Harmattan), il s’attache à suivre et comparer les avis de théoriciens de la peinture, tels que Roger de Piles et Edmund Burke, pour s’intéresser à l’émergence d’une pensée de l’opposition et de la dissemblance. Patrick Lhot parle alors d’une esthétique de la démesure : « Initialement la variété est le siège théorique de la mesure classique. L’opposition et la dissemblance sont deux moments structuraux où se fait jour la dé-mesure.(…) Cette pensée de la dé-mesure qui se constitue dans le contexte d’une demande croissante d’expérience sensible et émotionnelle au contact de la nature et de l’œuvre d’art traverse les catégories esthétiques. Certes le sublime peut paraître comme le fer de lance de cette pensée de la dé-mesure mais les théories du pittoresque et celles du beau fournissent elles aussi un terrain d’accueil à la démesure, selon il est vrai des modalités autres ». Au début du XVIIIe siècle, la peinture du paysage est considérée comme un genre très inférieur à la peinture d’histoire et d’allégorie. Or pour ceux qui s’y prêtent, l’observation du monde semble comme une source inépuisable de sujets. « La nature si on sait l’observer et l’étudier est une source de formes, d’espèces infinies et variées et la peinture de paysage doit mettre en valeur son infinie diversité », notons pourtant que nous ne parlons alors que de mise en valeur et non d’imitation. C’est sur ce rebond que De Piles semble vouloir faire pencher les avis de la peinture de Paysage. Pour lui, elle ne demande pas toute la rigueur et les contraintes de la peinture d’histoire qui, elle, doit être exacte. Dans ce penchant, il faut remarquer que si l’on peignait autrefois des paysages cela était animé par des fins stratégiques et militaires, dans un dessein de fidélité territoriale. Nous pouvons comparer ce glissement conceptuel par celui de l’ « instruire » vers le « divertir », qui s’illustre assez bien en se remémorant le fait exposé par Rem Koolhaas, (in New-York délire : Un Manifeste rétroactif pour Manhattan – éditions Parenthèses ) d’un Downtown Athletic Club et ses 38 étages, qui, d’une apparence disciplinaire, se trouve être une expression monumentale du lieu du divertissement. De Bellori, peintre de la fin du XVIIe siècle, Lhot cite l’attitude d’un acte de surpassement dans la peinture : « …en choisissant les beautés naturelles les plus raffinées, les peintres et les sculpteurs perfectionnent l’Idée, leurs œuvres en viennent à surpasser la nature, elles lui sont définitivement supérieures, ce qui est, nous l’avons prouvé, le mérite suprême de ces arts… ». Par là, De Piles vient à en dissocier le vrai idéal d’un vrai simple. Le vrai simple étant là pour rendre, le vrai idéal, plus sensible et plus vivant, se référant par exemple au principe qu’en simplifiant les traits, il est possible d’être plus fidèle. C’est ainsi que Lhot nous conduit à une logique de l’effet où, par exemple, la légèreté du pinceau donnerait « de l’âme au paysage ». C’est à ce point particulier que s’amorce une divergence d’avis qui fera date dans l’histoire de la peinture classique, c’est-à-dire la querelle entre les partisans de Poussin et ceux de Rubens : opposition du ferme et du poli, du fini et du non-fini, et finalement deux écoles qui suivent celles de la classification rationnelle et celle de l’expérience sensible. Lhot montre que De Piles, lui, ne s’engage pas, il semble préserver cette contradiction en s’intéressant aussi bien à la détermination patiente des éléments qu’aux effets de légèreté qui naissent du vent ou des lumières accidentelles. Portons nous alors à considérer une nature qu’il faudrait respecter en la découvrant avec poésie, invoquant une certaine patience esthétique voire un certain érotisme.
Cher à l’aphorisme d’Héraclite, – phusis kruptesthai philei -, Pierre Hadot développe cette idée dans le voile d’Isis (essai sur l’histoire de l’idée de Nature, Gallimard, 2004 ), auquel on donnera plusieurs définitions : « Ce qui naît tend à disparaître » ; « La nature aime à se cacher » ou « la nature aime à s’envelopper ». En revenant à notre propos, l’effet serait alors jugé comme un moyen d’accéder à la découverte d’une nature qui, par essence, tend à se cacher. Or, c’est dans l’effet qu’est porté ce pouvoir de dissemblance, car la peinture de Paysage incite, comme lieu de vie et de mouvement, à l’utilisation de l’effet. A mesure, l’attention du spectateur devient critère d’élaboration pour De Piles: « la véritable peinture est celle qui nous appelle en nous surprenant » en devenant un dispositif émotionnel, la peinture ne s’adresse plus tout à fait à autrui mais à quelqu’un qui devra acquiescer ou pas de la pertinence de l’acte ; « l’enthousiasme est un transport de l’esprit qui fait penser les choses d’une manière sublime, surprenante et vraisemblable ». et plus loin « l’enthousiasme nous enlève sans que nous le sentions et nous transporte, pour ainsi dire, comme d’un pays dans un autre, sans nous en apercevoir que par le plaisir qu’il nous cause. » ; c’est ainsi qu’à travers le peintre et théoricien se révèle un intérêt à intervenir sur les sentiments du spectateur et surtout, avec efficace manière.
Apparaît dans ce processus, la notion de sublime. Du latin sublimis, elle se reporte à l’idée d’élévation ou de suspension dans les airs. Comme si le mouvement d’observation et de jugement du spectateur devait être emporté un instant dans les airs ou en un ailleurs. C’est ainsi que dans l’intérêt que l’on porterait à la nature, il y aurait dans son observation ou la découverte de phénomène, quelque chose qui nous pousse à le partager et éventuellement à le sublimer. Le début du premier passage (l’enthousiasme nous enlève sans que nous le sentions et nous transporte), me paraît mettre l’accent sur une déréalisation, entre l’hypnose ou l’anesthésie, et d’un coup d’une certaine dépossession d’un soi moral. Dans le débat prolongé du fini et du non-fini, entre les adeptes du rationnel et ceux de l’expérience sensible, ce sont les derniers qui, par la place qu’il donne à l’effet, prendront le dessus. Ce mouvement dominant pourrait tout autant être celui des architectes, car c’est ici (de l’avis de De Piles ) le parti de l’enthousiasme avec quelques défauts, qui s’impose sur le parti de la médiocrité correcte. Ainsi la question qui pourrait se poser à chaque nouveau citadin serait : ne vaut-il mieux pas habiter un gratte-ciel avec la peur de la catastrophe, plutôt que l’ennui dans un immeuble solide ? Mendelssohn, décèle dans son essai “Du sublime et du naïf dans les beaux-arts (1761)”, le basculement émotionnel semblant demander un basculement dimensionnel : « L’effet beau est celui qu’on peut percevoir d’un seul coup d’œil. A partir du moment où l’objet ne peut plus être perçu dans sa totalité, il cesse d’être beau pour la sensibilité et devient monstrueux ; il acquiert une grandeur en étendue qui dépasse la mesure, il entre dans la catégorie de l’incommensurable ». Burke, dans des analyses similaires préfère parler d’un « inconnu ». Un inconnu qui serait pour l’homme source d’aventure. Patrick Lhot met alors en relation cet inconnu et le désir de l’homme de surpasser sa condition en se référant à la pensée de Kant sur le sublime. Dans l’analytique du sublime, celui-ci fait état d’une imagination impuissante à se représenter le sublime en tant qu’objet : « La nature est ainsi sublime dans ses phénomènes, dont l’intuition suscite l’idée de son infinité. Cela ne peut se produire d’aucune manière, si ce n’est par l’impuissance même de l’effort le plus grand de l’imagination de l’évaluation de la grandeur d’un objet. ». Or ce constat d’impuissance est la clé de voûte d’un système de pensée : l’esthétique de la différence. Bien que les résistances se fassent, l’utilisation de l’effet se fera en grandissant, par une distinction des objets, l’utilisation de différents plans, et le clair-obscur. Le peintre Gainsborough est l’un des premiers à représenter l’effet de flou et de vague de la nature. Pour beaucoup l’enthousiasme renforce l’harmonie et l’élève vers le beau. Mais après le glissement qui s’est révélé au sein de la pensée de De Piles, Lhot nous sensibilise au glissement de la notion de sublime entre Burke et De Piles. Alors que chez ce dernier, beau et sublime ne font qu’un, chez Burke, c’est quelque chose de différent, ce sont deux catégories. Cette dissociation est très importante, puisqu’elle encourage la commotion esthétique : « Et d’ailleurs, cette violence du contraste sera recherchée pour elle-même, comme une source du sublime, ce qui ne sera pas sans conséquences dans l’économie des oeuvres picturales et entraînera de nouveaux enjeux plastiques. ».
Contrairement au sentiment d’admiration que De Piles met en valeur, Burke s’appuie « sur un sentiment mixte, qu’on pourrait définir comme une confusion de l’esprit qui va de la peur à l’émerveillement » Ne s’arrêtant pas là, Burke définit la terreur comme « principe fondamental du sublime ». Pour le théoricien, il y a alors trois sources de sublime : « cause mécanique, obscurité, pouvoir », retrouvés dans les utilisations d’effets comme la distinction des objets ou des plans, le clair-obscur, et l’ordre des valeurs. Théoricien de l’idéalisme, Quatremère de Quincy parle des conditions de la grandeur et d’une certaine manipulation de la proportion : « Pour que l’effet du grand soit produit, il faut que l’objet qui le réalise soit assez simple pour nous frapper par un seul coup, c’est-à-dire dans son ensemble, et en même temps, nous frapper par les rapports de ses parties ». Ainsi, lorsqu’il s’agit de surprendre ou de frapper, nous pouvons nous demander si le spectateur est alors considéré comme autrui ou s’il n’est pas victime d’une supercherie. Or plus qu’une supercherie, il s’agit d’un mouvement de possession prémédité d’une autre personne : un homme dépossédé de tout jugement, un homme assommé. Plus que l’individu, c’est l’homme de la foule qui plaît au prestidigitateur. Lorsque Maxime Gorki parle du public de Coney Island, c’est d’une foule sous hypnose dont il s’agit: « Les enfants déambulent, muets, bouche bée, éblouis. Ils regardent tout avec une telle intensité (…) Ils respirent l’ennui satisfait, leurs nerfs ne sont plus qu’une boule inextricable de frénésie et de lumières aveuglantes. Les yeux qui brillent se font toujours plus brillants, comme si le cerveau blémissait et s’étiolait dans l’étrange maëlstrom des cabanes de bois blanc étincelant ». Nous pouvons reconnaître à travers ce travail et cette présente démonstration, se dessiner, au XVIIIe siècle, le glissement qui engagea concrètement l’art du romantisme à l’impressionnisme, au courant du XIXe siècle. Et si la révolution industrielle s’enflamme lors du 19ème siècle, les étincelles théoriques se sont faites au 18ème siècle. La révolution industrielle encourageant l’homme à se dépasser constamment, l’homme s’est alors promptement orienté vers un horizon inexistant et excitant.
Mais ici plus encore que de peinture, il s’agit de s’attacher à la notion d’un sublime qui dépossède l’homme et donc à partir d’une représentation comme outil de construction, l’émergence et l’expression du sentiment de fascination.
Le questionnement, qui se pose, est dès lors celui d’un créateur séduit par son aura, qui aurait enfin trouvé grâce à la technique, les moyens d’agir. Nous pouvons nous demander si il n’y a pas un rapport tendancieux entre la figure de l’architecte capable de jouer sur les dimensions et un pouvoir qui lui permettrait d’exprimer un art des plus extrêmes ? A partir de là, l’architecte n’aurait-il pas perdu le sens des réalités lorsqu’il se rend compte du pouvoir joué par les effets ?
Une figure semble pour cela personnifier cet architecte pris dans un mécanisme d’emballement où ses outils de base l’érige au titre d’illusionniste.
Hugh Ferriss ou l’architecte-illusionniste
Il nous faut pour cela revenir à la figure du créateur exilé, exposé par Rem Koolhaas dans son ouvrage New York Délire (ouvrage qui opère, soit dit en passant, le même pouvoir de fascination auprès des architectes contemporains) en s’appuyant sur l’exemple clé d’Hugh Feriss. Au début des années 20, à Manhattan, l’architecte est fraîchement diplômé. Déçu par les réalisations architecturales de l’époque, il préfère s’en tenir au rôle de dessinateur (« rendeur ») pour des agences d’architecture. Par une sorte de dégoût de la qualité architecturale, il se construit une attitude parfaitement cynique : « Feriss devient l’instrument puritain d’une coalition d’éclectiques permissifs ; plus son travail est convaincant, plus il rend probable la réalisation de projets qui lui déplaisent. ». Mais le moment phare de son avènement reste lorsqu’il se met à faire la représentation de la loi de zonage de 1916. En effet, cette loi, établie à l’origine pour gérer la construction effrénée (du moins fantasmée), vise à limiter la construction des blocs dans une certaine proportion hauteur-largeur. Afin de ne pas nuire au voisinage lumineux, « le processus de multiplication pure et simple est autorisé jusqu’à une certaine hauteur, au-delà de laquelle l’édifice doit s’élever en retrait pour ne pas priver la rue de lumière », les bâtiments ne peuvent dépasser l’enveloppe qui fixe des limites néanmoins gigantesques. Or Koolhaas explique que cette simplification conceptuelle radicale est la formule secrète qui permet à la ville de croître indéfiniment sans perte de lisibilité, d’intimité ou de cohérence. Feriss se met alors à représenter l’enveloppe maximale sur de grandes toiles dans une manière hybride, c’est-à-dire entre symbolisme et impressionnisme. En réalisant le vrai simple d’un vrai idéal, il met en forme l’horizon désiré de ses contemporains. Mais le comble est alors que le peintre va, par l’effet, surprendre et déposséder tous les architectes de leur sens critique. « Avec leur imprécision délibérée, les images de Feriss créent ce public approbateur et complice ».
Pris à son propre jeu, l’architecte semble être dépossédé de son dégoût initial pour encourager alors la grande congestion. Car en fixant les limites, les créateurs ne sont plus des architectes mais les décorateurs d’une force abstraite, désormais « rendue » visible ( voir ci-suit les reproductions des dessins de Hugh Feriss). Ce constat est alors celui d’une ville qui se ferait d’elle-même, de façon automatique sans que le sens commun puisse s’y mesurer. L’homme, dépassé, ne s’arrêtera alors jamais de courir après ce lapin surgissant d’un haut-de-forme. Hypnotisé ou fasciné l’homme ne porte le regard que vers un seul objectif, celui d’un vrai idéal : celui d’un dieu improbable. Cependant il faut ici s’intéresser non pas seulement à la fascination ou l’objet de la fascination, mais au pouvoir de fascination.
Albert Speer et le faisceau-architecture
De manière raccourcie, il me semble pertinent de nous porter sur la formalisation la plus extrême du pouvoir de fascination qu’ait connue notre XXe siècle : celle mise en œuvre dans l’architecture nazie (sans oublier les courant communiste et fasciste). Nous avons dans ce processus la figure de l’architecte frustré puis autoproclamé, or celui-là se comprend en tant que figure siamoise, c’est-à-dire : Albert Speer-Adolf Hitler. Hitler devenant l’architecte et l’artiste qu’il ne put être avant la première guerre mondiale, et Speer, sa réincarnation possible doublé d’un catalyseur «fascination-pouvoir». Et loin de moi de déculpabiliser Speer sur l’influence qu’il eu dans le régime nazi, car ce serait admettre qu’ils n’ont pas été hommes. Or parce que la responsabilité est complètement humaine, elle est l’horreur impardonnable. C’est au sein de l’analyse de Miguel Abensour (1), que l’on peut saisir l’importance de l’architecture sur la situation. Miguel Abensour vient à s’opposer à l’avis de l’architecte allemand Léon Krier qui, lui, pensait à disjoindre l’attitude totalitaire et l’architecture dessinée par Speer. Krier dit alors : « Cette architecture est tout simplement incapable de faire régner la terreur par la force de ses lois internes. La grandeur, l’élégance et la solidité des monuments de Speer n’étaient nullement destinées à terrifier. Ils devaient au contraire séduire, bouleverser et enfin tromper les âmes captivées sur les intentions finales du système industriel et militaire. » Il reconnaît alors un certain « pouvoir magique » à cette architecture. Il ajoute plus tard : « ces crimes barbares ne furent, après tout, pas perpétrés dans un environnement monumental, mais bien dans des baraquements industriels sordides ». Le parti de la disjonction défendu par Léon Krier n’est pas sans rappeler celui pris par le théoricien de la peinture de paysage qui visait à dissocier le sublime du beau. Dans le discours de Krier, nous retrouvons toutes les notions précédemment développées ou présentées. En cherchant à disculper le rôle de l’architecture, il en donne tous les traits. La supercherie est celle d’un crime dissimulé au déni d’une population qui en pourrait être consciente, mais reste fascinée.
Pour Miguel Abensour, le régime cherchera à renforcer l’image d’un peuple seul ou unique qui serait de toute façon à dissocier d’un autre. Cet autre sans nom, correspondant au jeté, n’a pas de valeur auprès du peuple abruti. Le régime conçoit, par la main de Speer, une architecture unique, celle d’une dissociation enveloppée ou dissimulée : « s’institue un espace différencié, mais dont les deux parties sont indissociables l’une de l’autre : l’espace « glorieux » du peuple-Un avec la production d’un espace du dehors, l’espace résiduel, sordide, des baraquements industriels où l’on déporte l’Autre, l’ennemi, celui que l’on décide de mettre à mort, d’exterminer », la logique principale du régime nazi étant : « la constitution d’un peuple-Un exige la production incessante d’ennemis ». À ce fonctionnement institué, s’est construite toute une architecture fondée sur le pouvoir de fascination. Car étymologiquement, le verbe fasciner se construit sur l’enchantement, le sortilège. La fascination est alors un sort dirigé. Car si l’on prend l’étymologie du faisceau, c’est la bande ou le fagot, tel le resserrement d’éléments élongués, et dirigés. Le faisceau en plus d’un ordre est aussi une direction. Le pouvoir de fascination serait dans ce cas une réunion imposée de tous les regards. L’architecture totalitaire devenant sa formalisation la plus vile. Car il est important de voir à quel point ce concept va se formaliser dans l’architecture hitlérienne où les piliers ou colonnes semblent comme des réseaux serrés, compactés au pli d’une forme simple (ci-contre). L’architecture nazie va prendre possession de l’espace public au déni de l’individu ou de l’espace interstitiel. Le tempelhofer feld est la place emblématique, de la massification et de la manipulation. Elle se repose sur deux principes qui raisonneront dans ces constructions, des moyens pour que la foule se sente « masse-Une » ou « peuple-Un ». Albert Speer, sachant que les masses tendent naturellement à se désagréger, dit pour cela : « Il y a, abstraction faite de la guerre, deux moyens seulement d’agir contre la désagrégation de la masse. L’une est sa croissance ; l’autre, sa répétition régulière ». Il s’agit de tout faire pour donner la sensation d’une croissance infinie à la foule, l’espace doit donc être surdimensionné. L’impression d’une répétition régulière sera constamment représentée par les éléments architecturaux. Souvent, le drapeau étant utilisé comme ornement, devenant motif d’alignements gigantesques, il devient le rouage d’un engrenage abrutissant de la machine-état. La cathédrale devenant la référence à exagérer (figure de la cathédrale de lumière : ci-contre), colonnes, piliers, drapeaux, projecteurs, fenêtres, colossalement répétés convergent vers la réunion du peuple, et finalement illustrent le pouvoir d’une nation-machine qui s’autoproclame sans architecte humain. Hitler qui se réfère au « maçon inconnu » se projette comme une abstraction, l’architecte de l’Allemagne, et cherche à ce que le peuple le croie comme un idéal : « Je suis ici le représentant du peuple allemand ! Et quand je reçois quelqu’un à la Chancellerie, ce n’est pas Adolf Hitler qui reçoit quelqu’un, mais le Führer de la nation allemande. Et ainsi ce n’est pas moi qui le reçois, mais c’est la nation allemande qui le reçoit à travers moi. Et c’est pour cela que je veux que ces pièces répondent à cette tâche. Chacun a mis la main à un édifice qui resistera aux siècles et parlera de notre époque. Le premier édifice du nouveau grand Reich allemand ».
Tel Feriss, dans sa tentative de se construire en vrai idéal, il définit le vrai simple de l’architecture totalitaire. Speer après avoir dessiné la place colossale, « sculpte » l’axe de vue des spectateurs: « Il fallait que son centre optique symbole de l’événement et expression de la volonté des masses qui prenaient part aux défilés soit si grand et si puissant que l’on puisse en ressentir l’efficacité et l’importance même du point le plus éloigné. »
Cette réunion imposée des regards va dans le même sens que la réunion imposée des corps dans l’espace. Ce principe de massification, de réunion, Miguel Abensour le définit comme la compacité recherchée par l’architecture totalitaire. Les effets architecturaux soutiendront cet objectif : si l’on cerne rapidement la distinction des formes et la compréhension de la hiérarchie, l’architecture usera, autant que le peintre peut en abuser, des effets de lumière. La cathédrale de lumière, « Licht-dom », est l’expression du feu d’artifice figé. Les Faisceaux lumineux se perdent dans le ciel, et le faisceau humain vers l’image (inventée) du « Führer ». Feriss aussi, use principalement de cet effet de lumière pour capter l’attention du public : « Le génie de Feriss tient à la technique même de ses rendus, la création d’une nuit artificielle qui rend tous les incidents architecturaux vagues et ambigus en les noyant dans une brume de particules charbonneuses qui s’épaissit ou s’éclaircit selon la nécessité. (…) Le ténébreux vide Ferissien, matrice architecturale d’un noir d’encre, qui engendre les stades successifs du gratte-ciel dans un enchaînement de grossesses faisant parfois double emploi et qui promet une fertilisation sans cesse renouvelée.(…) Le manhattanisme est né dans le vide de Feriss ». La loi de zonage fixe un palier, un but devant le fantasme. Feriss révèle alors aux yeux de tous que l’architecture se fait toute seule, en mode automatique, comme l’ascenseur d’Elisha Otis. Nous ne pouvons totalement incriminer l’architecture de Manhattan car elle est en partie l’expression figée et inaboutie d’une écriture qui s’est voulu automatique : celle de Feriss ou d’autres architectes se détachants volontairement de la réalité. Concepteurs admirant l’expression vertigineuse de leur talent à mesure de leur irrésponsabilité, la déterritorialisation se fait au prix d’une éthique amnésique. Pour Patrick Lhot, la pensée de la dissemblance (ou esthétique de la différence) au XVIIIe siècle fut importante dans l’évolution de la peinture de paysage et donc sur le regard porté à la nature. Miguel Abensour, lui, présente une pensée de la disjonction qui voilerait une architecture de la démesure. Tout porte à croire que la démesure s’est révélée possible grâce à des stratégies de dissimulation ou d’occultation. Comme nous l’apercevons à travers les dysfonctionnements spatiaux ou symptômes de non-paysage (les “verrues”), cela convient à associer ces processus à la raison des vies occultées et des fonctionnements voilés. Pour clore cette réflexion sur une ville généralisée issue de la révolution industrielle, il convient alors de présenter dans le prochaine épisode, des situations urbaines, complexes à lire. Est-ce que la pratique désormais aiguisée de l’effet nous permettrait-il d’aller jusqu’à corriger nos erreurs ? Or, pouvons-nous nous contenter de simples corrections lorsque l’état de monde nous révèle l’ampleur de la crise à venir ?
« On n’a pas encore inventé la machine à mesurer la quantité d’inconnu du réel » Pierre Tilman
Bibliographie
Patrick Lhot, Introduction, Peinture de Paysage et esthétique de la dé-mesure, XVIIIe siècle et début XIXe siècle, éditions l’Harmattan, 2000
Pierre Hadot, Le voile d’Isis, essai sur l’histoire de l’idée de Nature, Gallimard, 2004
Miguel Abensour, De la compacité, Architectures et régimes totalitaires, Sens et Tonka, 1997
Rem Koolhaas, New York délire, 1978, éditions parenthèses 2001, p.117